Monday, May 4, 2009

HAÏTI / DROITS HUMAINS / L’État de droit fait peur


Mardi 12 juin 2007, l’expert indépendant sur la situation des droits de l’homme en Haïti, Louis Joinet, présente son rapport au Conseil des droits de l’homme. « D’énormes progrès ont été réalisés dans la République caribéenne mais, il y a encore un long chemin à parcourir », estime le doyen des rapporteurs spéciaux qui a accordé à l’envoyé spécial du Matin, en l’occurrence Marc-Kenson Joseph, l’interview suivante.


Pourquoi parlez-vous de progrès en Haïti aujourd’hui alors que l’on sait que des cas de kidnapping s’enregistrent encore (18 cas ont été dénombrés en mai dernier)?

Il y a une inversion de la dynamique dans un sens positif. Pour savoir s’il y a ou non des progrès, j’ai refait la liste de chaque recommandation que j’ai proposée depuis le début de mon mandat en 2002. Dans ce rapport, j’accorde très peu de place au monitoring. J’opte de préférence pour la suite donnée à mes recommandations. Mon mandat contrairement à d’autres mandats de rapporteur est double : monitoring et coopération (recommandation pour proposer des remèdes). Pourquoi ? Parce que fondamentalement les ONG ont implanté le monitoring dans le pays.


Le dernier exemple en date est le rapport de Justice et Paix sur le déroulement des élections. Ce qui est rare. Cela montre qu’une ONG peut faire un bon travail technique même sur un sujet politique. La section des droits de l’homme de la mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti (Minustah), installée dans huit régions du pays, fournit un rapport mensuel suite à la visite, entre autres, de prison, de commissariats et de tribunaux.


Il y a d’abord des avancées significatives dans le domaine de la sécurité : démantèlement de gangs, arrestation de chefs de gangs, notamment, réduction du cancer qu’a été le kidnapping. Pour environ 80 cas relevés en novembre 2006, la courbe des enlèvements s’est progressivement inversée sous l’effet de ces opérations conjointes : 39 cas en février 2007, 24 en mars, 22 en avril et 18 en mai. La dynamique va dans le bon sens. Ce qui permet de dire que l’omerta (la loi du silence) qui régnait à Martissant, Cité Soleil était liée à la poigne, voire la terreur des chefs de gang qu’à quelque chose de populaire.


Qu’en est-il de la détention préventive prolongée ?

Point fondamental et récurrent. On l’appelle d’un mot pudique : la détention provisoire prolongée. Ce qui évite de dire détention arbitraire. En 2005, au plan national, il y avait 3742 détenus. Maintenant, il y en a 5 890, soit 2 578 de plus. Presque le double. C’est pour vous dire à quel point la situation est devenue catastrophique d’autant que les murs des prisons n’ont pas été élargis.


Vous pouvez en déduire des conditions d’insalubrité, de promiscuité incroyables dans lesquelles vivent les détenus illégalement emprisonnés. Pour essayer de diminuer l’engorgement des prisons, une commission de réforme de la détention a été créée. Au Palais de justice, la fréquence des audiences d’assises criminelles siégeant sans assistance de jury a été augmentée.


Le parquet a été réorganisé pour fonctionner en permanence. Donc, possibilité d’assumer la politique de comparution immédiate et d’accélérer le jugement des affaires de criminalité grave et de réduire aussi la détention provisoire. J’idéalise un peu parce que la mise en œuvre de ces réformes suppose presque un changement de mentalité. Cela commence à avoir des résultats palpables sur le terrain.

Le processus de certification (vetting) de la PNH progresse-t-il ?

inet : Sans attendre le lancement officiel de cette procédure, l’inspection générale de la PNH (IG/PNH) a mené des enquêtes qui ont conduit à des résultats significatifs : 57 agents de police suspendus, 35 révoqués et 2 rétrogradés.

Le « vetting » est un important programme où une enquête sera menée par l’IG/PNH pour les policiers et ensuite probablement pour les magistrats (réforme judiciaire), département par département et au cas par cas. Casier judiciaire, niveau d’études, compte bancaire, avoirs, relations entretenues avec des ambassades étrangères, enquête de voisinage – dont je ne suis pas favorable tenant compte du syndrome de la rumeur trop répandu en Haïti et provoquant trop d’injustices– rien ne sera négligé.

La réforme judiciaire traîne encore. Que se passe-t-il?

Quand vous revenez à l’égalité constitutionnelle, à un État de droit, il y a beaucoup de gens qui commencent à en avoir peur, à ne pas être content, à ne plus pouvoir continuer les magouilles relatives à la corruption, les trafics… Ces gens peuvent devenir dangereux. Chacun sait qu’il y a quand même quelques parlementaires qui ne sont pas des champions de la lutte pour la transparence et pour la légalité.

Heureusement, la majorité des parlementaires soutiendront ce projet. Avant, tout était de la responsabilité du gouvernement. On gouvernait sans Parlement. Maintenant, il y a un Parlement élu. Beaucoup de parlementaires manquent d’expérience, les ministres aussi. Donc, ça marche un peu difficilement. Mais, du côté du gouvernement la volonté politique est affirmée, il commence à passer aux actes. La commission sur la réforme de la justice a été créée à l’initiative du président René Préval lors d’une réunion convoquée au Palais national avec l’ensemble des acteurs publics et des membres de la société civile.

Cette réunion, semble-t-il, vous a marqué. Pourquoi ?

Écoutez, durant mes vingt huit ans de lutte pour les droits de l’homme, cela a été l’un des moments les plus forts pour moi. C’est la première fois que j’avais l’impression que je ne venais pas en Haïti pour enquêter, dénoncer mais, d’avoir de vraies réunions de travail avec des gens qui veulent essayer de prouver que c’est possible. Cette réunion a donné lieu à la création d’un comité de suivi de ces rencontres.

C’est également pour la première fois qu’un rapport sur la réforme de la justice est élaboré par des Haïtiens, pour les Haïtiens. Sans l’utilisation de la « langue de bois ». C’est une novation. Les projets relatifs aux statuts du Conseil et de l’École de la magistrature ont été déposés au Parlement. Le début de l’examen du texte a commencé lundi avec l’audition du ministre de la Justice.

Pensez-vous que le président Préval aura le dessus sur le phénomène de la corruption ?

Il y a une volonté patiente du président de la République. Lors de la réunion précitée, j’ai insisté sur cinq points : la coordination comme impératif de réussite, l’équilibre raisonnable à trouver entre l’indispensable coopération des milieux bancaires et les unités de lutte contre la corruption (ULCC, Ucref), l’importance du distinguo « macro » et « micro » corruption, l’urgence de l’adoption du projet de « loi portant déclaration de patrimoine par certaines catégories de personnalités politiques, de fonctionnaires et autres agents publics », l’importance de la coopération internationale et celle d’un soutien politique fort.

Le récent démantèlement du réseau de narcotrafiquants de Léogâne est sans précédent. Plus de 400 kilos saisis, cinq policiers arrêtés dont un haut gradé de la Direction centrale de la Police judiciaire (DCPJ). L’épée de Damoclès a pesé sur les narcotrafiquants. Évidement, plus on démantèle, plus ils (trafiquants) vont se défendre, plus cela (la lutte) sera dure.

Haïti progresse-t-elle dans le domaine sécuritaire et recule-t-elle dans le judiciaire ?

Beaucoup reste à faire pour les deux. Les progrès constatés dans le domaine sécuritaire sont plus importants que ceux que j’ai constatés dans le domaine de la justice. Une petite réserve du côté de la justice : il y a eu des tensions entre la Direction générale de la police et le parquet de Port-au-Prince (policiers/magistrats). C’est en train de se résorber. Mais, c’est sûr que les progrès de la sécurité ne peuvent pas se faire sans ceux de la justice. Ce n’est pas la police qui juge. C’est les instances de poursuites, les parquets. D’où l’importance de la réforme de la justice qui va insuffisamment vite par rapport à celle de la police. Il faut que la justice rattrape la petite avance prise par la police.

Un mot spécial au peuple haïtien ?

Mon gros problème, c’est que je suis tombé amoureux de ce peuple. Depuis mes 28 ans à l’Onu, c’est là que j’ai eu l’émotion la plus forte de misère. Ce peuple débrouillard comme ce n’est pas possible ! J’ai visité récemment le quartier des pièces de voiture, c’est étonnant. Ils fabriquent des pièces qu’on ne trouve plus. Et puis, la culture, les peintres, les poètes. J’aime le peuple haïtien.



Genève, jeudi 14 juin 2007

No comments:

Post a Comment