Thursday, July 30, 2009

L’émigration haïtienne : une hémorragie humaine


Essai sur l’Antihaïtianisme Caribo/Nord-Américain (partie 2)


De la « Perle des Antilles » pendant la colonisation, Haïti est passée à l’état de pierre morte, nation cadavérique à laquelle il ne reste que les vestiges d’une période de grandeur. Entre un gouvernement en constant remaniement et des interventions extérieures répétées, le pays perd pied. Son économie est à la dérive et le peuple se vide de ses forces brutes.


Haïti est une île qui a perdu de sa superbe en quelques décennies, aujourd’hui elle paie encore le prix de son audace face aux grandes puissances sous le joug desquelles elle survie. En un siècle, le pays s’est fortement dégradé. De la « Perle des Antilles » pendant la colonisation, elle est passée à l’état de pierre morte, nation cadavérique à laquelle il ne reste que les vestiges d’une période de grandeur. Entre un gouvernement en constant remaniement et des interventions extérieures répétées, le pays perd pied. Son économie est à la dérive et le peuple se vide de ses forces brutes. Dans un rapport à Dominique de Villepin, Ministre des Affaires Etrangères, Régis Debray écrit à propos d’Haïti :Le pays est ruiné.


Le PIB décroît d’année en année (même si les experts ne prennent pas en compte le trafic de stupéfiants). 70% des habitants vivent sous le seuil de pauvreté. La gourde se déprécie de plus en plus et l’inflation dépasse 40% en 2003. La dette publique atteint des niveaux qui font craindre une banqueroute de l’Etat, alors que, par le passé, le pays avait toujours honoré sa signature. Plus d’autosuffisance alimentaire et les exportations ne couvrent que 30% environ des importations. L’économie du pays fonctionne encore grâce aux dons, à l’assistance des nombreuses ONG et aux transferts de la diaspora qui, à eux seuls, représentent 18% du PIB (Debray, 2004 :46-47)


Il confirme la responsabilité des politiques haïtiens dans la dérive du pays : « La situation économique est tout à la fois une conséquence et une cause de l’impéritie des gouvernements, plus particulièrement au cours des cinquante dernières années. Et cette situation est aussi la cause de la persistance de gouvernements satrapesques et prédateurs » (Debray, 2004 : 47).


La France s’accorde sur la responsabilisation des gouvernants haïtiens dans la faillite du pays. Les kleptocraties haïtiennes ont permis l’enrichissement de quelques présidents. Même celui qui devait apporter un changement radical au pitit peizan a sombré dans les mêmes excès : répressions, pillages et ponctions des caisses de l’Etat. Haïti est un pays exsangue. Le peuple a fui, à grands brassages, une patrie qui pourtant lui est chère. D’aucuns pensent que les Haïtiens viennent envahir leur île. C’est un discours récurrent dans les îles de la Caraïbe, et en Floride, excepté au Québec, où la communauté haïtienne jouit d’une image beaucoup plus reluisante.


En effet, le phénomène « Boat People » ne touche pas le Canada où les Haïtiens arrivent majoritairement par voie aérienne – ou terrestre sans doute – compte tenu de la situation intracontinentale de ce pays. Avant de revenir au phénomène « Boat People » lui-même, il faut comprendre les raisons de cette migration. Face à l’incompréhension et aux préjugés, il semble indispensable d’expliquer pourquoi les Haïtiens laissent le pays – comme ils aiment à le dire – et pourquoi l’ailleurs paraît plus attractif.


Les flux migratoires obéissent à des lois. C’est-à-dire qu’un flux n’est pas auto-généré ex nihilo, sans raison initiale. Des centaines voire des milliers de personnes ne peuvent se déplacer d’un point à un autre, sans qu’il n’y ait un déclencheur, un événement qui les exhorte à l’exode. Comme les guerres civiles poussent les réfugiés à quitter leur terre et à s’installer dans des camps aux frontières des pays limitrophes, comme les paysans quittent leur campagne pour s’amasser dans les villes ou dans la capitale pour faire face à la famine, les flux en provenance d’Haïti sont motivés par des facteurs répulsifs.


La théorie des « Push and Pull » ; il y a donc des facteurs répulsifs et des facteurs attractifs à tous flux migratoires. Ce sont ces facteurs qui seront exposés ici pour démontrer le bien-fondé de l’émigration haïtienne. L’immigration en provenance d’Haïti est stimulée par le contexte sociopolitique du pays. Les effets collatéraux de la répression ou de la dictature elle-même, la privation de ses libertés fondamentales, poussent le peuple à quitter l’île de Saint-Domingue pour une destination plus accueillante. Ainsi, la période migratoire contemporaine s’étend des années 1950 à nos jours avec trois pics majeurs. Nous ne traiterons que de la période contemporaine (20ème siècle), même si des flux Haïti/Etats-Unis existaient déjà pendant la période esclavagiste.


Laguerre écrit à ce sujet : « Selon ce qui est traditionnellement dit, entre 1791 et 1803, un large groupe de réfugiés fuyant le tumulte de la révolution haïtienne ont trouvé asile à New York, Philadelphie, Baltimore, Norfolk, Savannah, Charleston et à la Nouvelle-Orléans » (Laguerre, 1998 : 2) [1] . Durant tout ce 20ème siècle, la migration entre Haïti et les Etats-Unis, entre Haïti et l’ailleurs, ne s’est jamais tarie. Comme le souligne encore Laguerre (1998), « il y a eu un flux d’immigration haïtienne vers les Etats-Unis avec des périodes intenses, faibles et latentes [2] ».


L’immigration haïtienne est donc continue mais pas constante. Elle connaît des périodes plus intenses, plus brûlantes que d’autres. Aussi est-il plus essentiel de nous concentrer sur ces phases de migration galopante. On peut constater que les poussées de population vers l’extérieur sont le signe d’un malaise social à l’intérieur du pays d’origine. Il est quasi possible d’en faire une loi généralisable à tous ces phénomènes d’exodes massifs. Ces déplacements massifs de population sont le symptôme de malaises sociaux ou sociopolitiques majeurs. Selon cette logique, une nomenclature de la migration haïtienne peut être analysée et découpée selon deux aspects : premièrement, le type de migrant, et par extension le type de statut du migrant, et deuxièmement, les trois pics migratoires majeurs de ces cinquante dernières années.


Le premier pic se produit pendant l’occupation américaine (1915-1934). En effet, nombreux sont les intellectuels qui quittent le pays, en désaccord avec l’occupation américaine et le système « à la Jim Crow » (Pamphile, 2001) qui y est instauré. Ils sont également soucieux de la main mise américaine sur les appareils étatiques et financiers de la nation haïtienne. Le pouvoir et le savoir – les Américains remodèlent le système scolaire vers une favorisation des formations manuelles et agricoles (Joint, 2001) – sont confisqués aux dirigeants haïtiens, mis sous tutelle et déclarés inaptes à se gouverner eux-mêmes. Ces migrants se dirigent essentiellement vers l’Amérique du Nord (Canada et Etats-Unis). Le second pic concerne la période Duvaliériste (1957-1986).


Evidemment le flux ne connaît pas la même intensité pendant toute cette période. Il se subdivise en deux phases : l’une pendant le gouvernement de François « Papa Doc » Duvalier où le gros des intellectuels se pressent hors du territoire pour gagner l’Afrique et le Canada – où l’on recrutait des enseignants de langue française – mais aussi vers les Etats-Unis. Les idées et les cercles de pensée étant réprimés par la dictature, les intellectuels (écrivains, philosophes, avocats ou enseignants), persécutés ou emprisonnés à tort et, laissent le pays pour fuir les persécutions, persuadés qu’ils reviendront une fois le renversement de Duvalier. Ils organisent même un front anti-duvaliériste à l’étranger.


L’autre se situe pendant la seconde phase du Duvaliérisme – le Jean-Claudisme – où la population migrante voit sa nature évoluer : les paysans et les ouvriers s’engouffrent à leur tour dans le processus. Le facteur répulsif ne tient plus seulement à la dictature en place mais au marasme économique dans lequel le peuple est englué à cause de la crise provoquée par la gestion maladroite d’un président trop jeune, mal avisé et avide de richesse. L’agriculture périclite – l’intervention américaine y a aussi contribué en opérant des mutations dans les productions agricoles, notamment l’annihilation du cochon noir d’Haïti – et les zones rurales sont purgées de leurs bras. Des exodes massifs vers Port-au-Prince et une bidonvilisation de la capitale en sont la résultante.


Le troisième et dernier – et non moindre – pic se produit sous les mandatures de Jean-Bertrand Aristide : c’est la période « aristidienne-lavalassienne » qui se subdivise également en deux phases. Aristide, perçu comme le sauveur de la Nation, une migration inverse, notamment en provenance des Etats-Unis, se répercute plus tard sur un flux qui s’externalise de nouveau lorsqu’un coup d’Etat est perpétré contre Aristide, quelques mois après son élection, en 1991. Donc, de 1991 à 1994, les partisans aristidiens quittent le pays pour aller principalement vers les Etats-Unis (Miami, New York, Boston).


La seconde phase : Aristide, réintégré dans ses fonctions sous l’égide de l’ONU, en 1994, mène le pays d’une main de fer. Une milice armée, défendant les intérêts du Président Aristide, les Chimères, sèment le trouble dans le pays en opprimant le peuple. De 1994 à 2000, c’est le plus fort pic de l’histoire migratoire haïtienne. Les hommes qui quittent le pays sont également, principalement, des paysans, souvent peu instruits ou analphabètes. Car dès la seconde phase du Duvaliérisme, les migrants sont principalement des personnes désargentées. Le gros de la migration concerne les couches les plus pauvres et le phénomène « Boat People » voit le jour.


En somme, la nation haïtienne est progressivement – par saignées successives – vidée de ses énergies, de sa force vitale, le peuple lui-même. La migration n’est pas le simple fait du rayonnement de l’ailleurs. Ils ne quittaient pas leur pays simplement parce qu’attirés par la prospérité des puissances occidentales toutes proches, mais aussi à cause des troubles intérieurs inhérents à toutes les dictatures : répressions, famines, impunité, anarchie.


De cette hémorragie de population découle la diasporisation du peuple haïtien ; il y a un essaimage des migrants le long du littoral caribo-américain (cf. figure 1. « Les flux migratoires en provenance d’Haïti, de 1960 à nos jours ») de l’Amérique centrale à l’Amérique du Nord, en passant par l’Amérique insulaire. Les flux s’organisent des campagnes vers les villes ou la capitale, puis vers l’étranger : en République Dominicaine depuis les années 1920 lorsque les Haïtiens s’y engageaient pour couper la canne et étaient parqués dans les « bateyes » (Lemoine, 1981). Mais aussi vers les îles de Cuba (années 1930), des Bahamas (entre 1960 et 1975) ou les Antilles françaises depuis les années 1970.


Aujourd’hui, ils ont pour destination principale les Etats-Unis où se trouvent, d’ailleurs, les foyers d’implantation les plus importants, Miami et New York étant respectivement les deuxième et troisième villes haïtiennes dans le monde, après Port-au-Prince (cf. Figure 2, « Foyers d’implantation haïtiens dans le bassin caribo-américain »).


Enfin, pour conclure, on constate que cette hémorragie humaine donne lieu donc à une migration exponentielle ; chaque flux étant numériquement supérieur au précédent ; et à deux types de migration : celle des intellectuels qui correspond majoritairement à une migration légale par voie aérienne (Boeing People) et une migration illégale par voie maritime (Boat People). L’immigration haïtienne, s’intensifiant au cours de ces cinquante années va représenter, avec le temps et sa densification, un problème majeur pour certains gouvernements de pays qui voient leurs littoraux « assaillis » par les embarcations de fortune.



Stéphanie Melyon-ReinetteArticle ensitoilé le 10 mars 2009




[1] Traduit de : “According to the traditional wisdom, between the 1791 and 1803 a large group of refugees fleeing the turmoil of the Haitian revolution sought asylum in New York, Philadelphia, Baltimore, Norfolk, Savannah, Charleston and New Orleans” (Laguerre, 1998:2).


[2] Traduit de : “there has been an uninterrupted stream of Haitian immigration into the United States with high, low, and dormant periods” (Laguerre, 1998:2).

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