Saturday, August 29, 2009

Une vieille gauche avilie

La gauche pose de façon prioritaire la question du partage des richesses. Son idée de la justice, c’est l’égalité ou tout au moins la quête d’une organisation sociale plus soucieuse de l’égalité. En Occident, elle représente aussi la défense des libertés civiles et refuse toute forme d’exclusion. Elle n’est pas forcément marxiste, mais elle reconnaît que les sociétés sont organisées par les humains et que leur organisation et leur fonctionnement ne tiennent ni d’une fatalité extérieure ni d’un mécanisme interne immuable. La gauche, c’est aussi plus d’État pour équilibrer l’organisation sociale.

Si j’étais de gauche, je serais obligé de reconnaître que les pouvoirs politiques de l’après-Duvalier ont été souvent aux mains de personnes qui, à un titre ou à un autre, se réclamaient de la gauche ou pouvaient être considérées comme venant de la gauche: soit qu’elles aient été des militants de base ou des dirigeants de « l’action patriotique » dans la diaspora, soit qu’elles aient été impliquées dans des mouvements communautaires de type TKL, soit qu’elles aient eu à la bouche des promesses de lutte contre l’exploitation et l’exclusion, soit qu’elles aient critiqué « l’ordre établi», le «statu quo », soit qu’elles aient pris l’inégalité pour cible principale, même quand les analyses étaient bancales, les propositions floues, les attitudes plus opportunistes que sincères. Non seulement, de nombreux membres des gouvernements qui ont mal dirigé ce pays venaient de cette nébuleuse, en venaient aussi les membres et dirigeants des partis qui se trouvaient alternativement, ou parfois en même temps, au pouvoir et dans l’opposition, comme l’OPL ou la Fusion.

Si j’étais de gauche, je dresserais les portraits de ceux qui sont devenus leurs propres caricatures : Il y avait ceux qui chantaient « si w vle revandike » avec Manno Charlemagne, ceux qui citaient Althusser et Samir Amin, ceux qui ne citaient personne parce qu’ils voulaient de l’action sans théorie, ceux qui prenaient des allures de mystère, clandestins connus et fiers de l’être, ceux qui tenaient le discours du changement, de la nécessité du changement, ceux qui accusaient tous ceux qui ne faisaient pas partie de leurs groupuscules de faire partie des «forces anti-changement ». Il y avait les « apparachik » aux réflexes et passés staliniens, les petits soldats, les groopies, les gurus…

Si j’étais de gauche, je serais obligé de reconnaître que, depuis plus de vingt ans, ce sont ceux-là qui mènent les politiques néolibérales. C’est parmi eux aussi qu’on a pu identifier quelques champions de la corruption dont le savoir-faire est tel qu’un ministre de Duvalier ferait auprès d’eux figure de débutant. Aujourd’hui, ce sont les mêmes qui mènent ces mêmes politiques, tandis que des forces étrangères interviennent pour « rétablir l’ordre » menacé par les manifestations d’étudiants et d’ouvriers, ce sont eux qui crient halte à la montée du salaire minimum, ce sont eux qui, lorsqu’ils ne sont pas directement au pouvoir récoltant quand même quelques miettes par un ministre à eux, un directeur général à eux n’osent pas, ne peuvent pas, ne savent pas défendre les discours revendicatifs, voire les produire eux-mêmes ou les traduire en proposition réaliste et intelligente de gestion de la chose publique.

Ce sont eux qui réclament moins d’État. Ce sont eux qui se complaisent, s’étalent, pataugent dans la permanence de la présence étrangère qui protège leur sommeil plus qu’autre chose. Ce sont eux qui ont retrouvé leurs vieilles habitudes sociales : amis de classe, condisciples de classe… Ce sont eux qui, hauts fonctionnaires, dirigeants politiques et hauts cadres, gagnent gros salaire tandis que la pauvreté est la même, tandis que le niveau d’éducation reste le même, tandis que les conditions d’existence de la majorité ne s’améliorent pas et que l’écart se creuse plus vite encore qu’hier entre riches et pauvres.

Si j’étais de gauche, je serais obligé de reconnaître l’indigence théorique de ces activistes muets et de ces bavards peu profonds, indigence telle qu’ils ne proposent rien, subissent, adhèrent, obéissent. Je serais obligé de constater que l’opportunisme politique et l’indigence théorique ont conduit, en ce qui a tait aux conditions de vie et à l’organisation sociale, la reproduction empirée du même.
Si j’étais de gauche, Dieu, que j’aurais honte et me sentirais bafoué. Et que je m’empresserais d’aller chercher, loin de cette bande, des gens avec qui penser, agir, et partager des convictions.



Par Lyonel Trouillot ,
mercredi 26 août 2009, Le Matin

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